La compassion 5/6 : « La joie »
Un enseignement transmis à Dhagpo Kagyu Ling en août 2016
Lama Jampa Thayé
La joie
« Puisse tous les êtres ne jamais être séparés de l’état sacré dénué de peine »
La joie fait référence à la réjouissance, ce bonheur qui est libre de souffrance. Comme les autres méditations, cette pratique qui contribue à une certaine stabilité de notre esprit, est un remède à toute tendance de jalousie qui vient corrompre notre bonne intention, notre bon cœur.
La jalousie, obstacle à la joie
La question ici que l’on peut se poser : comment répondre au bonheur des autres ? Bien souvent, notre réponse au bonheur des autres est l’envie ou la jalousie. Cette réaction est basée sur l’idée folle qu’il n’y aurait dans le monde qu’une certaine quantité de joie, de bonheur, ce qui fait que, quand quelqu’un est heureux, c’est comme si mon bonheur à moi diminuait. C’est comme si c’était un jeu à somme nulle, comme si le plus de l’un était le moins de l’autre.
Une citation de Gore Vidal, un auteur américain : « À chaque fois que je lis une belle critique d’un autre auteur, il y a une petite partie de moi qui meurt ». Il semblerait que ce n’était pas un homme très heureux !
La jalousie tend toujours à contrôler et à garder tout ce qui est désirable pour soi-même. Tout le monde, à nos yeux, devient quelqu’un avec qui on est en compétition. Peut-être qu’en tant que pratiquants bouddhistes, nous pouvons avoir cette sensation que nous sommes trop spirituels pour nous abaisser à avoir de telles émotions comme la jalousie. Si on se pense trop élevé pour avoir de la jalousie, nous devrions alors renforcer l’honnêteté dans notre examen avec nous-mêmes, car s’il y a une chose dont nous pouvons être certains, c’est que nous avons tous de la jalousie.
Histoires célèbres de jalousie
Patrul Rinpoché donne de nombreux récits, notamment celui d’un pratiquant dont la vie spirituelle fut totalement corrompue par la jalousie. Le Bouddha avait un disciple issu de sa famille, peut-être un neveu, nommé Shunashatra, qui le servit comme intendant pendant 25 ans. Mais au fur et à mesure des années, il devint de plus en plus jaloux du Bouddha et de ses disciples, et finit par être totalement consumé par la jalousie ! Au terme de 25 années, il dit au Bouddha : « Je m’en vais parce vous n’avez rien de spécial, à part cette énorme aura autour de vous. » On aurait pu penser que le fait de voir cette aura aurait pu l’avertir qu’il y avait quelque chose, mais ça n’a pas été le cas. Il est donc parti et Ananda demanda au Bouddha ce qu’il était devenu. Le Bouddha dit qu’il allait mourir une semaine après et reprendre naissance dans la destinée des esprits avides. Un moine est allé lui répéter, il lui répondit que le Bouddha était un menteur mais que, parfois, certains de ses mensonges devenaient réalité. Il décida de ne rien manger ni boire pendant sept jours. Mais à la fin de ces sept jours, il eut tellement soif, qu’oubliant son engagement, il alla boire à la rivière et s’étouffa. Il mourut et repris naissance en tant qu’esprit avide. La jalousie l’a donc complètement détruit.
Une autre histoire à propos d’un géshé (érudit) kadampa invité par un ami géshé à prendre le thé, parce qu’il avait une nouvelle intéressante à donner à propos de l’arrivée d’un troisième géshé. Quelle est donc cette nouvelle ? La nouvelle croustillante est qu’il a une amante secrète. Tous deux étaient très excités par cette nouvelle. Patrul Rinpoché nous demande : « Si on réfléchit, qui crée le plus mauvais karma ? » La réponse est le premier géshé : il se réjouit tellement de cette mauvaise nouvelle que c’est lui qui aura le plus à souffrir de ce karma.
Il y a également une histoire célèbre d’un géshé très jaloux de Milarépa. Toujours à propos de jalousie, un autre exemple très célèbre est celui de Devadata, jaloux du Bouddha. Ils étaient cousins et, depuis sa plus tendre enfance, il lui a créé de nombreux obstacles, à tel point qu’une fois il s’est même organisé pour qu’un éléphant vienne tuer le Bouddha.
Il ne s’agit pas de penser que, parce que nous sommes dans le Dharma, nous sommes au-delà de la jalousie. Peut-être ne sommes-nous pas jaloux de choses matérielles, mais en revanche nous pouvons être jaloux de statuts, d’une certaine position, de certains honneurs.
La méditation sur la joie
De nouveau, cette méditation a différentes étapes.
- Nous commençons par les personnes qui sont proches de nous et nous étendons la portée de notre méditation en englobant les personnes qui nous sont indifférentes, puis nos ennemis, jusqu’à englober tous les êtres. Nous souhaitons, quelque soit leur bonheur ou leur chance, qu’ils aient davantage de bonheur ou de chance, par exemple qu’une personne aux traits déjà exquis soit encore plus belle, qu’une personne fortunée ait encore plus de richesse… Ceci nous permet de dépasser notre tendance à penser que, si quelque chose de bien arrive, cela vient nous voler quelque chose à nous-mêmes. Ici, on n’accepte pas simplement le bonheur des autres, on se réjouit et on souhaite qu’ils aient davantage de bonheur encore. Bien sûr qu’ils aient plus si c’est basé sur quelque chose de vertueux, par exemple la beauté est le résultat de la patience dans une vie antérieure, la richesse est le résultat de la pratique de la générosité, donc ces deux sont vertueux.
- En considérant que leur bonheur s’accroisse, nous ressentons une joie au plus profond de nous, notre cœur est empli de joie.
- Nous poursuivons cette méditation en commençant par les personnes les plus proches de nous et en élargissant à tout le monde, jusqu’à ce que la moindre tendance de jalousie soit dissoute en nous.
Patrul Rinpoché compare la joie ressentie lorsqu’on se réjouit pour les autres à celle d’une chamelle retrouvant son petit après l’avoir perdu. C’est cette joie indescriptible qu’il nous faut développer à l’égard de tous les êtres.
La jalousie et l’équité
Nous avons vu que la joie était un remède à la jalousie, jalousie qui aujourd’hui peut prendre l’apparence de l’équité. Le sens de l’équité peut faire croire aux autres, et peut-être même à nous-mêmes, que nous sommes totalement désintéressés, cela peut même passer pour de la compassion. Lorsque l’on voit la chance de quelqu’un, on ne s’abaisse pas à identifier cela comme de la jalousie, on dit simplement que ce n’est pas juste ! On ne se place pas sur le plan de la jalousie mais sur le plan de l’équité, un peu comme les pleurs de l’éternel adolescent : “ce n’est pas juste !”
Du point de vue du karma, les êtres possèdent ce qu’ils ont sur base de ce qu’ils ont accompli, comme on l’a vu avec le roi Ralpachen qui essayait de distribuer de façon équitable les richesses. Lorsque l’on voit la chance de quelqu’un, si cela vient nous rappeler notre manque d’une certaine qualité, cela doit au contraire nous inspirer à créer nous-mêmes les causes pour l’obtenir dans le futur. Il s’agit de faire en sorte que cela agisse comme rappel pour accomplir du mérite plutôt que de jalouser la bonne fortune des autres.
Comme l’a dit le Sharmapa Kunchok Yenlak : « Si on désire une forme de bonheur, nous devons comprendre que c’est un signe que nous devons accumuler du mérite ». En d’autres termes, ne soyez pas empoisonnés par la jalousie, mais accumulez le mérite par la pratique de la vertu.
Si on voit la fortune de quelqu’un et qu’on ne la possède pas, il ne s’agit pas d’être jaloux mais au contraire de voir que c’est le résultat de son mérite que moi je n’ai pas. Avec cette compréhension du karma, on se détend un peu face à la situation des autres et on se rend bien compte que tout est dans nos mains si on souhaite avoir la même chose.
A propos du fait que tout dépend du mérite, il est bon de se rappeler l’histoire du yogi qui méditait sur Dordjé Lekpa, considéré comme une divinité protectrice et aussi comme une divinité d’abondance, de richesse. Ce yogi était extrêmement pauvre et prit Dordjé Lekpa comme yidam pour obtenir des richesses. Il devint tellement accompli dans cette pratique que la divinité lui apparut réellement. Malgré cela, il demeura pauvre et n’acquit pas davantage de richesse. Au cours de sa conversation avec Dordjé Lekpa, il s’en plaignit. Un jour, ce yogi fut invité à manger une soupe, avec d’autres yogis, dans la demeure d’un homme fortuné. C’était une soupe extrêmement délayée, mais, dans le bol du yogi, il y avait un tout petit morceau de gras. La nuit même, il médita et entra à nouveau en conversation avec Dordjé Lekpa. A nouveau le sujet revint et il se plaignit du fait qu’il ne lui donnait jamais rien. Dordjé Lekpa lui demanda : « N’es-tu pas allé dans la maison d’un homme riche aujourd’hui ? Tu as reçu de la soupe, ce petit bout de gras qui trempait dans ta soupe c’est mon cadeau ! » C’était le résultat final de toute sa pratique !
Patrul Rinpoché explique que même s’il avait cette habileté de yogi à méditer, il n’avait certainement pas le karma pour la richesse. Il dit qu’un atome de mérite vaut davantage qu’une montagne d’efforts. Il nous faut donc accepter ce que nous avons, c’est ainsi que nous ne serons pas empoisonnés par la jalousie.
A propos de cet aspect – quand la jalousie peut se déguiser en passion pour la justice, l’équité – si nous regardons vraiment en nous-mêmes, nous pouvons identifier quelle émotion nous entraine vers la passion pour l’équité. Parfois on peut se dire qu’on est juste passionné pour que tout soit équitable pour les autres, pas pour moi mais pour les autres. Si on regarde davantage, la vraie émotion sous-jacente n’est pas le souci de l’autre, mais souvent une forme mépris pour ceux qui ont fortune ou chance. En fait, au lieu d’aider ceux qui en ont vraiment besoin, on est en train de condamner ceux qui sont plus riches.
Du point de vue du Dharma, nous souhaitons le meilleur pour tous les êtres, sans aucune exception, sans exclusion. Il est important de ne pas lier le Dharma à certaines idées d’équité ou de justice, parce que souvent ces idéologies sont guidées par de la haine, du mépris, ce qui produit davantage de désastre dans le monde. Il s’agit d’être attentif et de regarder s’il s’agit d’un réel altruisme qui motive cette demande d’équité.